Éthique de l’environnement: Ps.74,12-17

Un combat du Roi contre le chaos (Ps.74,12-17)

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Introduction

Dans le livre du prophète Esaïe, dans la troisième partie (trito-ésaïe), au chapitre 55, les versets 10 à 13, la Parole de Dieu est comparée à de la pluie et de neige qui tombent du ciel, et qui n’y retournent pas sans produire un résultat : elles arrosent la terre, la rendent fertile et font pousser les graines. Le Dieu d’Israël est ainsi présenté comme étant un dieu de la pluie et de la fertilité qui en découle. Une telle théologie vient du motif d’un dieu climatique, maître du climat et donc des eaux. Ce dieu aquatique combat les puissances mortifères des eaux primordiales dans le chaos originel, à l’aide des puissances de l’eau source de vie. On trouve par exemple ce combat dans le récit de la création au premier chapitre du livre de la Genèse (Bereshit), au verset 2, où la tempête du Souffle de Dieu (ruah) assèche les eaux chaotiques primordiales associées au Tohu-wabohu (v.1) qui précède la Parole créatrice de Dieu (v.3).

On retrouve le motif de création comme combat contre le chaos ou le retour du chaos à d’autres endroits de l’Ancien Testament, notamment dans le psaume 74.

Le Ps.74,12-17

Thomas Römer, professeur d’Ancient Testament à l’Université de Lausanne, membre du collège de France, présente le thème de la création comme combat dans un article paru dans la revue de l’Institut Protestant de Théologie qui s’appelle Etudes Théologiques et Religieuses (ETR), en 1989. Il part d’une exégèse du Ps.74 où il constate que les v.12-17 mentionnent successivement les combats du Créateur contre la Mer (Yam), v.13, le Dragon (Tannin), v.13, Léviathan (Liwyatan), v.14, les Fleuves (Naharot), v.15. Le Psalmiste présente la création comme le résultat d’un combat :

Psaumes 74,12-17  12 Dieu est mon roi dès les temps anciens, Lui qui opère des délivrances au milieu de la terre.  13 Tu as fendu la mer (יָם, yam) par ta puissance, Tu as brisé les têtes des monstres (תַנִּינִים;÷, Tanniynym) sur les eaux;  14 Tu as écrasé la tête du crocodile (לִוְיָתָןi, Léviathan), Tu l’as donné pour nourriture au peuple du désert.  15 Tu as fait jaillir des sources et des torrents. Tu as mis à sec des fleuves (נַהֲרוֹת:, Naharot) qui ne tarissent point.  16 À toi est le jour, à toi est la nuit; Tu as créé la lumière et le soleil.  17 Tu as fixé toutes les limites de la terre, Tu as établi l’été et l’hiver.

Thomas Römer commente ce passage comme suit : « C’est seulement après avoir vaincu les monstres marins (« Yam » – la Mer, le « Dragon », Léviatan, les « Fleuves », v.13s), et après avoir dompté les flots primordiaux (v.15) que le Dieu créateur peut établir l’ordre, c’est-à-dire créer le jour et la nuit (v.16), fixer les frontières que la mer ne doit plus franchir (v.17a, cf. Jr.5,22 ; Ps.104,9) et inaugurer le cycle saisonnier (v.17b) (Römer 1989 p.563). »

Logique de la grâce contre une logique du mérite

Ces détails du combat orientent les enquêtes de Thomas Römer vers les textes ougaritiques, dans le cycle du dieu Ba‘al où ce dernier, avec sa sœur/maîtresse Anat, combattent Yam, le dieu de la mer :

« ‘Anatu élève la voix et crie : […] Quel ennemi s’est levé contre Ba’alu ? Quel adversaire contre le chevaucheur des nuées ? N’ai-je pas abattu Yammu, le bien-aimé de Illu ? N’ai-je pas achevé le Fleuve (naharu), le dieu des « grands » ? Eh bien ! Je musellerai (de nouveau) le Dragon (tunnanu), je lui fermerai la bouche. J’ai déjà abattu le serpent tortueux. » (V AB D, 29-39 = KTU 1.3,32-42. Texte d’Ougarit, cité par RÖMER Thomas 1989 p.566)

  

Figure 1‑1 : Sceau du Proche-Orient Ancien : (à gauche) Création comme combat contre Yam, la mer, représenté par un serpent tortueux – (à droite) Création comme combat contre une bête à sept têtes. Sceaux représentant la création comme combat. (Sources : O. Keel 1984 p.42-45).

Le mot baal signifie « seigneur », dans le sens de « maître » ou bien « mari » et désigne une divinité du même nom qui est attestée depuis le 2e millénaire av. J.-C, un dieu sémitique, cananéen (Ba‘al) akkadien et assyrien (Bel), puis phénicien (Ba‘alat), un dieu de l’orage et de la pluie. Le nom s’est répandu dans tout le Proche-Orient Ancien pour devenir un titre divin.

Selon Thomas Römer, « le thème du cycle [ougaritique] de Ba‘al est l’accession de ce dieu à la royauté. Ba‘al devient le roi des dieux grâce à sa victoire sur Yam, et comme signe visible de sa royauté il obtient la construction d’un palais-temple [d’un sanctuaire] (Römer 1989 p.567). » Nous constatons là une logique où la royauté de Ba’al se mérite : il faut qu’il remporte la victoire de pouvoir être proclamé roi. « Le temple-palais étant une imago mundi, sa construction correspond en quelque sorte à une cosmogonie. En fait, triomphant contre le « chaos » aquatique… Ba‘al « forme » le monde tel qu’il est aujourd’hui (Éliade 1964 p.170). » Ba‘al est vainqueur du chaos, donc il est roi et créateur de la société (Röùer p.570).

Dans le Ps.74, on retrouve l’espérance de la reconstruction d’un sanctuaire. Le psalmiste raconte (v.7) la destruction du temple de Yhwh. « Au v.12, Yhwh est appelé « roi » [dès les temps anciens] et la preuve de sa royauté est donnée [dans les v.13-17] par le rappel de sa victoire créatrice sur les forces du chaos. Puisque Yhwh est roi, il doit donc rétablir son sanctuaire (Römer p.570). »

La logique du psalmiste s’oppose à celle du cycle de Ba’al, dans ce sens que le combat mené par le Dieu biblique est présenté comme faisant partie des responsabilités inhérentes à la royauté préalable qui est la sienne, dès les temps anciens, c’est-à-dire dans le principe. Le combat pour la vie et contre les ennemis aquatiques, qui veulent le retour mortifère du chaos, est donc le sien, avant tout, parce qu’il est le roi de la vie.

De quelle manière le Dieu du peuple d’Israël mène-t-il ce combat ?

Ba‘al, dieu climatique

Les textes ougaritiques et les découvertes archéologiques sur le Proche-Orient Ancien montrent que Ba‘al est un dieu « climatique ». Il est souvent représenté avec un éclair à la main et chevauchant les vagues.

C’est ce qu’affirme Dany Nocquet : « Le dieu Ba’al s’identifie au dieu Haddad dont il est le fils et qu’il finit par remplacer. Hadad était le nom sous lequel une divinité de la tempête était connue dans de nombreux groupes en Syrie-Mésopotamie. Sa fonction était d’assurer la venue de la pluie par la tempête et le combat. À Ougarit Ba’al porte le nom de Haddou et occupe les mêmes fonctions climatiques. […] L’expression Ba’al-Hadad désigne le modèle de toute divinité climatique. Sa fonction est de donner la pluie en son temps aux laboureurs d’Ougarit, et cette fonction fait l’objet d’une attente dramatique dans les mythes de la religion syro-cananéenne : Ba’al et Yam (la mer), Ba’al et Mot (la mort) (Nocquet 2013 p.17). »

C’est en tant que Dieu climatique que Ba’al remporte la victoire sur ses ennemis. Il acquiert ainsi la toute-puissance. Selon les sources iconographiques, Ba’al (comme Haddad) est symbolisé par le taureau et représenté avec en main un éclair (ou une arme plante) et brandissant une massue.

Figure 1‑2 : Stèle de Ba’al au foudre, XVe-XIIIe siècle, trouvée à Ras Shamra (Ougarit), musée du Louvre. Ba’al marche vers la droite levant une massue de son bras droit et plantant dans le sol une lance qui se termine par des rameaux végétaux et des éclairs. Il porte une barbe et une haute coiffe à cornes, l’identifiant comme divinité. Il porte à sa ceinture un poignard à gaine, dont le bout recourbé se situe juste au-dessus d’un personnage nettement plus petit. Ce dernier, représentant sans doute le roi d’Ougarit, est posé sur un piédestal, portant une robe châle à galon, vêtu d’une tenue de cérémonie, faisant un geste de prière, se plaçant ainsi sous la protection du dieu (Nocquet 2013 p.17).

Le dieu Ba’al était l’un des dieux les plus importants du Proche-Orient Ancien ; il déclenchait l’orage en brandissant sa masse d’arme, sa lance arborescente symbolise la foudre et les bienfaits de la pluie. La mythologie ougaritique de Ba’al donne une étiologie très élaborée de la météorologie, racontant la « relation complexe et vitale entre le ciel, la terre et la mer pour le don de la pluie indispensable à la vie agricole et à la cité (Nocquet 2013 p.17). » Ba’al était un dieu garant de la pluie, et donc de la fertilité de la terre. Son culte est de ce fait très répandu en Canaan : on a découvert « des statuettes de bovidés (symbole animalier de Ba’al) et un sanctuaire dédié à Ba’al dans les montagnes de Samarie ». La découverte de « sceaux israélites portant des noms yahwistes et des noms baalistes » témoignent également « la présence de son culte en Israël (Nocquet p.17). »

Dans l’univers symbolique de l’Antiquité orientale, la mythologie ougaritique de Ba’al « constitue un achèvement, un sommet que les théologies plus tardives reprennent et adaptent à des circonstances nouvelles (Nocqeut 2013 p.17). » « Dans l’Ancien Testament, après les noms d’Elohim et de Yhwh, la divinité Ba’al est le dieu le plus mentionné. Il est présent dans toute la littérature historique et prophétique dans des expressions telles : « Ils servirent le Ba’al ou les Ba’als » (Jg 2,11 ; 2R 17,16). Elles résument souvent toute la condamnation de l’infidélité à Yhwh (Nocquet p.17). »

Par ailleurs, « en dehors de ces formules généralisantes, la divinité de Ba’al est la seule à avoir une place aussi importante et aussi négative dans la trame narrative de l’Ancien Testament. Les récits de Gédéon (Jg 6-9), le cycle d’Elie (de 1R 18 à 2R 1), celui de Jéhu (2R 9-10 ; notamment 2R 10,18-28) attestent de la prégnance de ce culte dans l’Israël du Nord au IXe s. av. J.-C. Par la suite, les prophètes Osée (Os 2) et Jérémie (Jr 7) lui donnent une place non négligeable et dénoncent les Israélites pour avoir accordé leur reconnaissance à Ba’al plutôt qu’à Yhwh seul (Nocquet p.17). »

Yhwh, le vrai « Ba‘al d’Israël »

L’insistance des auteurs de l’Ancien Testament sur l’interdiction du culte de Ba‘al montre une pratique très répandue de ce culte et sa concurrence persistante avec le culte de Yhwh. Les récits du livre des Rois contre Ba‘al opposent Yhwh à ce dernier, présentant les deux divinités comme étant concurrentes et occupant des fonctions comparables (Nocquet p.18).

D’après Dany Nocquet, « dans un contexte de sécheresse, en 1R 18,24, les deux divinités sont caractérisées par la maîtrise du feu : « le dieu qui répondra par le feu, c’est celui-là qui sera dieu ». Dans la suite du récit d’1R 18, seul Yhwh est capable de répondre par le feu et peut procurer la pluie qui faisait défaut. Plusieurs éléments du texte indiquent que les auteurs ont une représentation climatique de Yhwh et qu’ils considèrent que Yhwh est le véritable « Ba‘al » d’Israël : divinité de l’orage, pourvoyeur de pluie et maître du territoire. » « En 2R 10,18-28 […], Jéhu instaure une nouvelle dynastie et le culte de Yhwh comme dieu tutélaire et principal (Nocquet p.18). »

Pour Dany Nocquet, au IXe s. av. J.-C., « le culte de Yhwh devient le culte prédominant en Israël. Mais dans ce changement Yhwh demeure la divinité climatique majeure de l’Israël du Nord, pourvoyeur, à la manière de Baal, de la nourriture des hommes (Nocquet p.18). » Cependant, Osée, le prophète du VIIIe s. (en Os.2) s’insurge encore contre l’incompréhension des Israélites qui n’ont pas reconnu que Yhwh est la seule source de la prospérité agricole :

Osée 2,10 : Elle (Israël) n’avait pas compris, elle, que c’était moi (Yhwh) qui lui donnais le blé, le vin et l’huile. Je lui ai prodigué de l’argent et de l’or — et ils en ont fait offrande au Ba‘al !

Il s’agit sans doute pour Osée d’instaurer un culte exclusif à Yhwh seul, que les rois Ezéchias (716-687) et Josias (640-609) essaient de mettre en place en Judée plus tard. « Cela signifie que le culte exclusiviste de Yhwh ne s’est pas imposé dans l’Israël du Nord jusqu’à la chute de la capitale Samarie en 722. » Plusieurs inscriptions extrabibliques témoignent de l’association de Yhwh avec des divinités de la fécondité comme Ashérah (ou Poteau sacra, cf. 2R.13,6), Béthel et Anat (cf. Nocquet 2010).

Un peu plus tard, au VIIe s., le Deutéronome devient en Judée le livre de la théologie exclusiviste de Yhwh, avec le 1er commandement du décalogue : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. » Cependant, même dans ce cadre très strict et exigent, Yhwh est présenté comme récupérant les attributs climatiques de Ba‘al. il demeure celui qui entretient une relation de type « climatique » à la terre : la spécificité de Yhwh est de veiller sur le pays et à son arrosage régulier selon Dt 11,14 : « Je donnerai à votre pays la pluie en son temps, celle de l’automne et celle du printemps, et tu récolteras ton blé, ton vin et ton huile. » Le théologien deutéronomiste introduit un nouveau rapport entre Israël et la terre promise : le lien au pays dépend désormais de l’obéissance à la loi, qui devient centrale dans la théologie deutéronomiste, comme le dit Nocquet : « Yhwh demeure l’unique dieu nourricier pour Juda et les Judéens. Pour soutenir la réforme de Josias, les auteurs du Deutéronome ont magistralement « recyclé » la « panoplie climatique » de Ba‘al au profit de Yhwh. […] Yhwh a une relation privilégiée au territoire de Juda auquel il apporte la pluie nécessaire (Nocquet 2013 p.19). »

Quelques remarques

La théologie deutéronomiste reprend donc et reformule le motif de la création comme combat du Créateur contre ses ennemis, un motif déjà présent dans les textes ougaritiques sur Ba‘al, le dieu tout-puissant. Yhwh n’est plus le guerrier qui gagne sa royauté en combattant ses ennemis, mais devient le roi de tout temps qui, pour créer et maintenir son œuvre, combat ceux qui veulent la mort de la création et le retour du chaos des eaux primordiales. Ce combat est avant tout le sien, et il y tient, puisque sa volonté est qu’aucune créature ne se perde (Jn.6,39 et Ep.1,10). Pour nous les chrétiens, ce combat est « accompli » sur la croix par le Christ (Jn.19,30). Nous nous sentons appelés à le rendre visible au quotidien, dans nos vies et dans le monde. Dieu en Christ se charge d’arroser le jardin de la création, mais il nous confie la mission de le cultiver (Gn.2,15). Il se charge de le sauver du dragon (Ap.20,2 et 10), mais il nous confie la mission de le garder (shamar en Gn.2,15, mot que le Conseil Œcuménique des Églises traduit sans doute par « sauvegarder » ?). La vision protestante de l’éthique part de cette particularité-là de l’homme Jésus de Nazareth, pour s’étendre à chaque situation (contrairement à l’éthique philosophique qui a plutôt tendance à partir du général). Voilà pourquoi notre vision de l’éthique hésite souvent à généraliser, y compris dans l’éthique de l’environnement. Elle nous engage individuellement et collégialement dans une liberté responsable, dans une quête permanente d’une vie bonne malgré la vulnérabilité de chaque créature. Elle se rend visible dans chaque situation par nos choix, nos pensées, nos paroles et nos actes en vue d’une société plus juste, d’une biosphère et d’un écosystème plus harmonieux.

Suggestion de lecture

  • ELIADE Mircéa 1964, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot.
  • KEEL Otmar 1984, Die Welt de altorientalischen Bildsymbolik und das Alte Testament, Zürich-Neukirchen.
  • NOCQUET Dany 2010, « Le Dieu unique et les autres », Cahiers Evangile 154, Paris, Cerf.
  • NOCQUET Dany 2013, « De Baal au Dieu créateur : le rapport de Dieu et de l’humain à la terre dans l’Ancien Testament », Information-Evangélisation, n°1-2 février-avril 2013, Paris, ERF.
  • RÖMER Thomas 1989, « La redécouverte d’un mythe dans l’Ancien Testament », ETR 1989/4.

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