BÀBÂR : LES TEXTES DE CHRISTIAN – JEAN 7/53 à 8/11

JEAN 7/53 à 8/11

BàBR 2023-2024/EVANGILE DE JEAN

JEAN 7/53 à 8/11/CONCENTRE D’EVANGILE

 

Ces douze versets d’origine inconnue, un temps prêtés à Luc, dont la structure littéraire très précise, la dramaturgie éloquente et le kérygme d’une grande densité, en font une sorte de concentré d’Evangile, demandent que l’on en mette en évidence tant la forme que le fond, tant la teneur de l’histoire que la façon de la raconter.  Bonne lecture, bonne réflexion !

 

  1. LE TEXTE ET SON CONTEXTE

 

1.1La péricope (les douze versets)

 

Elle commencerait en 7/53. En effet le verset 53 et les suivants jusqu’en 8/11 dont l’auteur (les auteurs) est  (sont) inconnu(s), ne se trouvent pas dans de nombreux des plus anciens manuscrits, alors qu’on les retrouve dans de plus récents, mais alors en de maints endroits :

– là où nous le lisons aujourd’hui : Jean 7/53 à 8/11, ou bien

– après Jean7/36 ou 7/44, donc après plusieurs allusions à ceux qui veulent faire mourir Jésus, ou bien

– après Jean 21/24, donc à la toute fin et comme une conclusion à l’évangile de Jean, puisque le verset 25 serait dû aux disciples de Jean ou aux scribes qui ont finalisé la livraison de l’évangile, ou bien

– après Luc 21/38, ce verset comme ceux qui le précèdent, disons à partir du 34, étant en résonance avec ce que dit  Jean 1/8 et ss.

– quand Luther la met entre crochets et plusieurs traducteurs modernes (Reuss, Goguel/Monnier, la  New English Bible : An incident in the Temple) l’isolent en dehors du texte des quatre Evangiles !

 

Il pourrait être instructif  d’une part, de préciser brièvement ces occurrences et de les comparer, d’autre part, d’estimer ce qu’aurait de révélateur pareille itinérance, surtout de ce récit là ! Même si Jean Zumstein dans son commentaire ne semble pas hésiter à l’intégrer dans l’arc narratif des chapitres 7 à 10, et si par ailleurs sa canonicité est bien établie.

 

D’après Bart D. Ehrman (in Jesus and the Adulteress, New Testament Studies 34/1988, pp. 24-44), la péricope serait  la conjugaison de deux histoires de la rencontre de Jésus avec une femme pécheresse dont l’une renvoie au Commentaire de l’Ecclésiaste de Didyme l’Aveugle, qui est la version la plus ancienne de la péricope, et qui concernerait  une femme qui allait être lapidée, quand l’autre histoire – des plus anciennes, qui relèverait de la Didascalia syriaque,  concernerait une femme pécheresse que l’on aurait amenée auprès de Jésus pour savoir comment il la jugerait. (Cf. Enrico Norelli, Le Papyrus Egerton 2, in D. Marguerat, E. Norelli, JM. Poffet eds, Jésus de Nazareth Labor et Fides 1998,  p. 415)

 

1.2 La dramaturgie

Il n’est pas étonnant que chez Jean comme chez Luc, tous deux ayant centré leur message – quoique de façons sensiblement différentes – sur l’Incarnation, l’on retrouve ces procédés proprement spectaculaires, je veux dire par là de véritables spectacles, à même de montrer, de rendre incomparablement plus tangibles, visibles, audibles, palpables, les enjeux de cette Incarnation, que ne l’auraient fait toute une panoplie de démonstrations, de conceptualisations, de définitions, de notions, ou autres théories.

Jean 7/53-8/11 en est un modèle, sinon le modèle. Mais Jean 5/1-18 (Cf. Textes en pièces) qui conte au gré des aléas et d’un jeu de cache-caches  la guérison d’un paralytique, nous en donnait déjà un tout à fait représentatif.

 

1.2.1 La scénographie

Le lieu : le Temple, l’un des gros enjeux symboliques des confrontations entre les protagonistes.

L’heure : Le point du jour, ce qui indique que l’heure est vraiment venue, qu’il n’y a plus de report pour Jésus – qui la redoutait cette heure, la repoussait –  d’incarner Messie-Christ (Cf. Noces de Cana Jean 2/1-11).

Les protagonistes : Jésus d’abord comme pour montrer qu’il ne s’esquive pas, puis tout le peuple, en tous les cas beaucoup de monde, formant en choeur un large cercle, ensuite les scribes et les pharisiens formant un cercle plus restreint – celui des Maîtres – dans lequel se trouve également Jésus, enfin, au milieu, celle que l’on veut ôter du milieu d’entre tous, la femme objet du scandale.

l’objet : la pierre, skandalon en grec désigne un piège, un trébuchet, scandalum en latin une pierre d’achoppement, traduction de l’hébreu miksôl, obstacle sur lequel on bute.

La remarque qu’a faite Jésus à ses disciple dubitatifs (Cf. Jean 6/61b) n’est pas de pure forme, une tournure langagière, un avertissement, elle exprime de façon tangible le degré de violence auquel ils sont arrivés. Cette pierre scandale sur laquelle ils sont nombreux à trébucher, certains se baisseraient pour la ramasser et la retourner en la jetant contre celui – Jésus – ou celle – la femme adultère – qui les font trébucher, comme s’ils n’étaient nullement en cause – par leurs propres maladresses – dans ce trébuchement.

 

1.2.2 La mise en scène

La tension dramatique est rendue de façon éminemment significative non seulement par la teneur du récit mais également par la structure même du récit, suivant le principe que la forme dit quelque chose du fond. Cette structure qui emprunte à la rhétorique hébraïque (Cf. par exemple Genèse 11/1-9, Jonas 3/1-10, Luc 22/39-47, Jean 14/22-31) de la symétrie avec correspondance mais en reflet (comme dans un miroir) par exemple du premier et du dernier verset d’une péricope, du second et de l’avant dernier, ainsi de suite jusqu’à un verset milieu ou pivot autour duquel le récit bascule. Voyons comment cela se présente pour notre péricope :

 

53 Ils s’en allèrent chacun chez soi

 

——1 Jésus se rendit au Mont des Oliviers

——2 Dès le point du jour, il se présenta de nouveau au Temple, tout le monde venait à lui ; il les enseignait

_______

 

————3 les scribes et pharisiens amènent une femme surprise en adultère, et la placèrent au milieu

 

——————4 « Maître » lui dirent-ils, « cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère ! »

——————5 « Dans notre Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes là. Et toi ? »

 

————————6a Ils parlaient ainsi pour le mettre à l’épreuve et l’accuser..

 

——————————6b Mais Jésus, se baissant, se mit à tracer du doigt, des traits sur le sol.

 

7 Comme ils persistaient à l’interroger, il se redressa et leur dit  :

« Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre. »

 

——————————8 Se baissant à nouveau, il se remit à tracer des traits sur le sol.

 

————————9 Ceux-ci, ayant entendu ces paroles, sortirent l’un après l’autre, à partir des plus âgés.

 

——————10 Jésus se redressa et lui dit, « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamné ?

——————11a Celle-ci : « Personne, Seigneur. » Alors Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas ».

 

————11b Va, et à partir  de maintenant, ne pèche plus. »

 

Ainsi présenté, le récit fait bien ressortir la progression dramatique :

Après une entrée en matière : 7/53 et 8/1, l’exposition : v 2- 3, la montée en tension : 4-6a,  le nœud (ou point de bascule) : v 6b-8, le dénouement : v 9-11.

Pour aller jusqu’u bout de la symétrie, on pourrait imaginer un verset supplémentaire reprenant 7/53 : Ils s’en allèrent chacun chez soi. Une affirmation qui n’a rien d’anecdotique puisqu’elle indique un retour à la normale, chacun rendu à soi-même, aux siens, aux autres, à ses fourniments, à la vie quoi !

 

1.2.3 La chorégraphie (déplacements, mouvements, actions)

7/53 – Ils s’en allèrent tous chez soi

8/1- Jésus se rendit au Mont des Oliviers…

8/2-  Dès le point du jour, il se présenta de nouveau au Temple, tout le monde venait à lui ; il les enseignait

8/3-   Les scribes et pharisiens amènent et placent au milieu une femme surprise (kata litt. s’abaissant) en adultère,

8/4-  « Maître » lui dirent-ils, « cette femme a été surprise (kata litt. s’abaissant) en flagrant délit d’adultère ! »

8/5- « Dans notre Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes là. Et toi ? »

8/6a- Ils parlaient ainsi pour le mettre à l’épreuve et l’accuser (kata litt. l’abaisser)…

8/6b Mais Jésus, se baissant (kata), se mit à tracer du doigt, des traits sur le sol.

8/7- Comme ils persistaient à l’interroger, il se redressa (ana litt. relever)

et il leur dit  : « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre. »

8/8- Se baissant (kata) à nouveau, il se remit à tracer des traits sur le sol.

8/9- Ceux-ci, ayant entendu ces paroles, l’un après l’autre, sortirent en commençant par les plus âgés.

8/10- Jésus se redressa (ana litt. relever) et lui dit, « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamné ?

8/11- Celle-ci répondit : « Personne, Seigneur. » Alors Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas (kata litt. t’abaisse pas). Va, et à partir de maintenant, ne pèche plus. »

(verset s/entendu ce que je suggère ci-dessus, cf. Mise en scène – Et ils s’en allèrent tous chez soi).

 

  1. LE KERYGME

Quelle que soient les origines et les aventures de cette péricope (ces douze versets), elle s’inscrit fort bien dans les perspectives théologiques dressées par Jean (ou l’école johannique) qui se concentrent autour de l’advenue du Messie/Christ comme accomplissement mais aussi comme rupture ; c’est l’histoire d’un profond disensus, d’un bouleversement dans le judaïsme même, et non du judaïsme en autre chose, par exemple (en) le christianisme, comme la chrétienté l’a beaucoup suggéré .

Jésus est et demeure juif, et à ce titre s’inscrit dans la tradition mosaïque. A ceci près, que pour ceux (Juiifs et autres) qui voient en lui l’Envoyé, l’Oint, le Fils de Dieu et la vraie Incarnation de sa Parole (son être pour nous tous),  il est bien plus – autre chose en vérité – que le nouveau Moïse et même que ce que promettaient les Prophètes d’Israël ; puisque c’est par lui et en lui qu’est authentifiée et rendue performante toute la Parole de Dieu.

 

Ainsi Jésus dessinant par une ou deux fois (selon les versions) sur le sable les Tables de la Loi, si l’on suit  l’hypothèse de Christian Amphoux – ce qui n’en exclut pas d’autres possibles (1), bien plus qu’il ne les rappelle, incarne ces trois paroles conjuguées ensemble : Tu ne commettras  pas de meurtre, Tu ne commettras pas d’adultère, Tu ne commettras pas d’enlèvement (Exode 20/13-15).

Ce que ces trois antiques paroles promettent, est en train de prendre forme, devient miracle (une attestation concrète, réelle) pour la femme comme pour les scribes et pharisiens. Ce qui ne pouvait qu’être entrevu, au mieux espéré en régime mosaïque et prophétique, devient historique, devient réalité avec et en Jésus Messie/Christ.

 

De bien des manières cette péricope, tout comme Jean (ou l’école johannique) avec son évangile, traduit l’inauguration du Royaume hic et nunc, l’eschatologie réalisée : L’heure vient, elle est là ! (Jean 4/23a) ou, tout au moins en train de se réaliser, puisque ce n’est pas une histoire seulement datée, disons il y a 2000 ans, mais toujours actuelle et valide : en quelque sorte histoire une nous dont sommes tous contemporains, une histoire déjà pleinement réalisée il à 2000 ans et qui se réalise continuellement, car désormais les champs sont blancs… celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble (Jean 4/35b-36).

 

D’une tournure très expressive, d’un trait fulgurant pour moi,  le récit des versets 9, 10 et 11, de Jean 8, en nous mettant en présence du retrait de toute violence, tout au moins temporaire, d’un apaisement, nous rend pleinement contemporain de la pleine réalisation de la promesse, de la réalité hic et nunc du Royaume.

De ce retrait – même temporaire, de cet apaisement, Jonas 3/4-10 faisait déjà la démonstration sa faisabilité pratique, concrète, en témoignant – contre son gré ! – de la réaction positive des Ninivites à la prophétie qu’il était chargé de trtransmettre. Car le fameux signe de Jonas ne se réduit pas aux seuls trois jours dans le ventre de la baleine !

Un retrait – même temporaire, un apaisement, dont Genèse 1 faisait il y a plus longtemps encore la promesse : refusant le manichéisme chaos-cosmos où le chaos est trop systématiquement indexé à un coefficient négatif (désordre, mort, mal), il fait au contraire allusion à une mise en jeu réciproque, à une harmonisation des eaux d’en-haut avec les eaux d’en-bas. De la même façon, refusant la réduction de l’ombre à la seule fonction de faire valoir de la lumière, il répète qu’il y eut un soir et qu’il y eut un matin et (que) Dieu vit que cela (cette mise en jeu) était bon ! (2)

 

______________

(1) Il est tentant d’imaginer et même d’essayer de savoir ce que Jésus trace. et de choisir une hypothèse ou en retenir plusieurs), à moins d’en formuler soi-même. Après tout cela revient à lire entre les lignes et à user de la liberté d’interpréter indéfiniment  des textes propres à être soumis à notre sagacité.

Pourtant, toutes ces réponses que l’on voudrait donner, ce besoin d’expliquer à tout prix, au moins de remplir tous les vides, peut nous faire passer à côté d’une proposition intéressante, enrichissante même.

En effet, ces versets n’évoquent-ils pas une pause, comme un silence en musique ? Comme si Jésus offrait là l’occasion d’une pause, de poser là, de déposer tant de poids ; de baisser la garde ; de s’abaisser pour s’apaiser ; pour se relever, et aller, mais mieux !

D’autant que je ne le vois pas vide ce tracé que fait Jésus sur le sol, sans autre commentaire. C’est plutôt quelque chose comme le ciel qu’évoque Tomas Tranströmer dans l’un de ses poèmes (Vermeer, in Baltiques) :

… Le ciel éclatant s’est incliné contre le mur.

C’est comme une prière qu’on adresse au vide.

Et le vide tourne son visage vers nous et murmure :

Je ne suis pas vide, je suis ouvert.

 

(2) Cf. parmi beaucoup d’autres (Cf. ce que nous disions : BàBR 2022-23/La Genèse/La Création en question)

– John D. Caputo, La faiblesse de Dieu, Labor et Fides 2016

– Catherine Keller, Face of th Deep : a Theology of Becoming, Routledge 2002,

– Gilles Deleuze, dans Logique du sens, Editions de Minuit 1968,

– Alfred D. Whitehad, Procès et réalité, Gallimard, 1995

– Alfred D. Whitehad, Concept de nature, Vrin 1998

 

Avec toute ma plus fidèle amitié !

Christian, Toulouse le 30 janvier 2024

 

 

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